Interview de Loïc Hervé : Entretien avec Françoise Armengaud

Françoise Armengaud : Vous êtes entré, Loïc Hervé, à dix-sept ans, aux Beaux-Arts de Rennes, puis vous avez fréquenté à Paris l’Académie Julian. Vers quelle forme d’art votre vocation précoce vous orientait-elle ? Quel bilan avez-vous fait de vos trois années d’école ?

Loïc Hervé : Au milieu des années soixante, l’académisme était encore très présent dans l’enseignement des écoles d’art (passage obligatoire). Je me suis orienté tout de suite vers la sculpture, vers la pierre et le marbre que j’ai travaillés parallèlement chez un statuaire italien, impasse Ronsin, dans le XVe arrondissement à Paris, là où Brancusi avait ses ateliers, un lieu marqué de son empreinte encore très présente. Avec des petits boulots, et la passion aidant, j’ai beaucoup travaillé durant cette période de jeunesse. Et puis est arrivé le moment où il faut avoir sa propre écriture, et là, j’ai changé de cap, à la grande stupeur de mes enseignants et de mes amis du moment.

 

En effet, au sortir des Beaux-Arts, vous avez préféré les voyages autour du monde. Aviez-vous abandonné toute activité artistique, ou bien meniez vous les deux de front : navigation et création ? Lorsque votre première exposition a lieu en 1983, aviez-vous décidé de vous consacrer entièrement à l’art ?

Partir : c’est par la voie des mers que j’ai poursuivi mon activité artistique.

Au début, ce fut la grande pêche de Terre-Neuve. À la fin des années soixante, on embarquait encore des matelots sur les quais sans passer par les écoles maritimes. 48 heures après l’appareillage, je regrettais… Trop tard : la campagne durait cinq à six mois dans le grand Nord. Et puis je suis revenu, je suis reparti ailleurs, sur d’autres mers plus clémentes et sur d’autres continents. Il y avait bien sûr la nécessité de travailler pour avoir suffisamment de temps et d’argent afin de poursuivre dans la voie de ma passion artistique. C’est ce que j’ai réussi à faire durant toutes ces années passées. Mais, le voyage, les départs, ces moments de rupture et de solitude face à l’inconnu, coïncidaient déjà avec ce que j’aborde encore aujourd’hui dans ma démarche créatrice : un cheminement nomade à travers des paysages, mais aussi à travers les images offertes par la vie des hommes, les mots qu’ils abandonnent à la surface des objets, la texture des matériaux… Partir c’était rompre et renaître, tout comme mon travail est une déconstruction de l’état des choses et une promesse d’élaboration nouvelle. En 1983, j’ai commencé à montrer mon travail, qui a tout de suite intéressé une galerie parisienne, Gérard Laubie, et j’ai en même temps obtenu l’Aide à la première exposition du ministère de la Culture, ce qui était très encourageant. À partir de ce moment-là, j’ai consacré tout mon temps à l’art, et j’ai cessé mes activités maritimes.

De vos voyages autour du monde, que gardez-vous en mémoire ?

Dans un contexte de travail, le voyage prend un autre sens. Mais je me suis nourri de tout : le monde maritime dans lequel je vivais, les rencontres, les différentes cultures, tout ce que procure ce style de vie, une constante confrontation avec le monde extérieur, tout cela m’a permis de trouver une sorte de maturité pour ensuite entreprendre une démarche créatrice.

L’empreinte de l’Afrique m’a beaucoup marqué et a été très présente dans mes réalisations au début des années soixante-dix. Aujourd’hui je me prête au jeu d’une mémoire aléatoire et sélective : ouverte sur le présent dont elle accepte la provocation, elle m’offre non pas une collection de références ou de souvenirs dont je devrais témoigner, mais plutôt un vocabulaire qui m’est propre, une nourriture qui n’attendent plus que l’inspiration et le travail pour une improbable combinaison, pour une œuvre. Et chaque œuvre est une révérence faite à la vie du monde tel qu’à tous l’instant nous le traversons, le passé et le présent s’entremêlent.

De votre expérience de marin, vous avez gardé des techniques : river, clouter, souder, etc., que vous appliquez désormais à des objets dont certains sont détournés d’un usage premier (hélice, ancre), d’autres forgés par vous (poissons, maisons, balises, clochers). Ces objets sont assez familiers, ils n’ont rien d’exotique non plus. Ce n’est pas tellement, semble-t-il, l’espace océanique qui vous intéresse mais les objets que les humains ont fabriqués pour vivre et survivre sur la mer. Certains objets, pas le bateau entier, mais des éléments, et également ces points remarquables du littoral que le navigateur perçoit comme des « amers », c’est-à-dire des repères : le clocher, le phare, la statue de la Vierge. Est-ce exact ?

Le travail auquel vous faites allusion apparaît une vingtaine d’années après mes expériences maritimes. Il ne reste que des fragments, ce que j’ai envie de retenir, afin de faire apparaître une certaine nostalgie, un certain climat, des odeurs, des objets, un regard de terrien face à la mer, avec l’idée du P comme Partance, qui s’estompe tout doucement…pour renaître, plus vivace encore, sur les quais de nouveaux projets esthétiques, avec de nouveaux objets, de nouvelles images, d’autres regards croisés.

On n’a encore rien dit quand on a énuméré tout ce que vous parvenez à arrimer en un solide assemblage. Importe le miracle qui s’impose, sans peser, avec une sorte de grâce en dépit de la rudesse des matériaux. Tout est dans la composition, ou plutôt la recomposition, dans la mesure et la proportion qui y président. Lorsque vous entreprenez une pièce, avez-vous une idée de ce que sera son équilibre ?

Lorsque j’entreprends un travail, l’idée est préconçue auparavant.

Graffitis, dessins, maquettes et choix des matériaux viennent appuyer la mise en œuvre. Ils sont les conditions laborieuses d’un équilibre à venir. Ensuite, une pièce en appelle une autre, je les travaille ensemble, elles en appellent d’autres encore… Ainsi se crée, sur une période de quelques années, une démarche particulière. Un temps ce fut la mer.

Vous avez également marqué un témoignage et une protestation d’artiste engagé, par vos installations extrêmement fortes et frappantes.

Oui. Il y a eu des événements politiques qui m’ont touché profondément et m’ont bouleversé. C’est alors que j’ai travaillé à des installations comme Ligne brisée, en 1999, sur le Rwanda et la guerre entre Hutus et Tutsis, avec 250 fourches, pioches et haches plantées dans le sol et les murs, ou L’Arbre à paroles, en 1996, avec 2,5 kms de sandows bleus. Ou encore Le Repas des bourreaux, en 2001, suite aux événements tragiques des Balkans, avec 15.000 cuillères et fourchettes plantées dans les murs… Tout cela traité soit avec violence, humour, ou poésie. Mon travail n’est pas figé sur un concept déterminé à long terme. Je dénoue certains objets de leurs usages courants pour qu’ils disent ma révolte contre la violence et la mort : déconstruire, disloquer, pour refuser la destruction et laisser parler la vie, l’amour de la vie. C’est mon langage.

Pour revenir aux objets “marins”, ils ne nous surprennent pas – que ce soit ancres, chaînes aux anneaux soudés, chambres à air, balises, cloches, pelotes de cordages ou lampes tempête… – c’est leur assemblage qui nous étonne, comme délocalisés/relocalisés, à des échelles insolites. Cette perte des échelles nous donne un léger vertige, nous enchante, nous berce… Est-ce ce que vous souhaitez ?

Le désir de se retrouver seul sur une île nous a tous effleurés un jour ou l’autre de notre vie. Prendre du recul sur les choses, ou se retrouver, tout simplement. Ces petites architectures sont effectivement faites pour solliciter ce léger vertige que vous évoquez et nous transporter loin de nos tracas de terriens. Pour un temps, un instant… Une invitation à la rêverie, en quelque sorte.

Il y a aussi des phares et des maisons guérites miniaturisés, qui tiennent de la maquette, de l’icône, de l’ex-voto, de l’enseigne, voire du jouet… Mais vous ne semblez pas intéressé par les formes d’ensemble des navires, qui ont pourtant leur esthétique ?

Certes, l’esthétique d’un bateau est merveilleuse, mais pour moi, c’est lié au monde du travail, un travail très rude. Il m’est donc difficile d’y trouver un sentiment idyllique. Je préfère recréer un autre univers, qui est pour moi beaucoup plus poétique, avec les éléments de ce même bateau.

Nombre de vos pièces revêtent le vert particulier de l’oxyde de cuivre. C’est votre prédilection ?

Oui, le cuivre oxydé a beaucoup d’importance dans ma démarche. Il matérialise la mer, l’empreinte du temps, les intempéries, et la mémoire. L’oxydation naturelle verte crée une certaine harmonie poétique, en opposition au granit qui, lui, est dur et austère. Durant toutes mes recherches où j’ai utilisé différents matériaux, je les ai souvent mis en opposition sur une base solide, soit en granit, ou en marbre, face à une architecture légère, souple, vulnérable, éphémère même, créant ainsi un équilibre dans ma logique de construction.

Vous avez connu le monde, et vous aimez la Bretagne, peut-être plus particulièrement les îles : Belle-Ile, Houédic, Ouessant. Nous direz-vous d’où viennent les galets de vos sculptures, les granits ? Et les marbres ?

La Bretagne et ses îles sont effectivement les lieux qui m’inspirent actuellement, puisque j’y vis, et lors de promenades, lorsqu’un galet se trouve sur mon chemin et me fait du pied, je me dis qu’il a peut-être droit à une seconde vie… Quant au marbre, Carrare a souvent été un lieu de pèlerinage à une certaine époque de ma vie. Aujourd’hui, tout se trouve à l’ouest sur nos côtes.

Regardez bien. Tout est là.

Lors de votre exposition chez Lélia Mordoch, ce printemps 2005, vous introduisez des éléments religieux propres à la culture chrétienne. Le Christ, la Vierge, prélevés dans une iconographie traditionnelle, mais repris selon une mise en scène quelque peu surréaliste. Un Christ en croix détaché de sa croix (mais pas à la manière d’une Pietà), et que vous plantez pieds joints en équilibre sur une roue, ce qui en fait une espèce d’acrobate sur monocycle, menant bras ouverts son tour de piste… Cela donne d’ailleurs à la sculpture, étant donné le cuivre verdi et l’aspect archaïque de la roue, une allure étrusque… Et puis des bustes de la Vierge genre Lourdes ou Fatima, avec des cercles ou des guirlandes d’ampoules bleues, quelque chose de plutôt kitsch, ou pop. Qu’avez-vous voulu faire ?

C’est avant tout un jeu artistique. Une idée de transgression, un regard de démystificateur sur notre propre société de consommation et les icônes qui s’y rattachent. Nous sommes en Bretagne, et les symboles religieux sont très présents dans notre environnement. L’idée de transversalité vise à désacraliser la star et le héros, le mythe, par l’absurde. C’est une façon de reconsidérer les symboles, de créer une nouvelle lecture. Changer les rôles et recycler les mythes. En quelque sorte une critique par le jeu et l’humour qui coïncident avec cette jubilation éprouvée lorsque, dans l’équilibre d’une oeuvre je suis parvenu à ce que des fragments de réalité étrangers les uns aux autres tiennent ensemble.

Vous jouez aussi avec les mots, avec les appellations : ANGE GARDIEN, le titre (si c’en est un) fait partie de l’œuvre, en lettres de cuivre. BOUTEiLLE À LA MER, dans un BAR. Et VUE SUR MER (à côté d’une petite auberge). Vos GAFFEURS sont montés sur des vrais crochets de gaffes… Il y a chez vous de l’humour, un peu à la Magritte. Mais ma dernière question sera pour vous demander : aimez-vous encore naviguer ?

Je vais faire une réponse “africaine” : je suis posé là, et c’est bien ainsi.

Paris, le 21 janvier 2005